Rapport de la situation des Droits Humains à la frontière haïtiano-dominicaine entre janvier et mars 2003
Sur le plan des droits humains, la réalité de la frontière haïtiano-dominicaine a été marquée, au cours du premier trimestre 2003, par plusieurs cas de violations : assassinats, agressions, destruction, harcèlement de pêcheurs et de voyageurs, expulsions, extorsions, etc. Ces violations ont été commises tant par les autorités haïtiennes que dominicaines. Grâce à la vigilance des comités de droits humains établis dans plusieurs points de la frontière, de nombreux cas ont été recensés.La question des droits humains demeure la principale pierre d’achoppement dans les relations haïtiano-dominicaines: des immigrants et leurs descendants, des pêcheurs, des usagers de la frontière à la recherche d’un mieux être, sont trop souvent victimes d’abus de la part des autorités des deux pays. Avec l’intensification des échanges binationaux, de tels faits tendent à s’amplifier.Dans ce rapport trimestriel (janvier – mars 2003), le GARR présente les cas de violation des droits humains les plus graves documentés à la frontière haïtiano-dominicaine. En publiant ces informations, le GARR veut sensibiliser l’opinion publique sur cet aspect des relations sur l’île et pousser les décideurs à adopter des mesures en vue d’éliminer certaines pratiques qui mettent en péril les efforts de normalisation entre les deux pays.{{{1. Rapatriements et expulsions}}}Au cours du premier trimestre 2003, avec l’appui des comités de défense des droits humains, membres du Réseau binational Jeannot Succès, qui assurent la vigilance des droits humains à la frontière, le GARR a constaté environ 3,150 cas de rapatriements arbitraires. Ces rapatriements se sont effectués dans des conditions déplorables en violation des droits fondamentaux de la personne humaine.Des personnes, à la peau noire, ont été arrêtées dans la rue, au travail ou dans leurs foyers par des militaires dominicains, et ont été expulsées à la frontière, sans la possibilité de recourir à une instance judiciaire, sans avoir le temps de ramasser leurs biens ou d’informer leurs parents. Des familles ont été séparées à cause de ces rapatriements. Ces expulsions massives de ressortissants haïtiens et de dominicains d’ascendance haïtienne violent les conventions internationales et le protocole d’accord signé entre les deux pays en 1999.Voici quelques cas d’expulsion, parmi les plus flagrants, enregistrés au cours de la période considérée : * Entre le 1er et le 10 janvier 2003, dans le Nord-Est d’Haïti, particulièrement à Ouanaminthe(Nord-Est) et à Tilori (Cerca-La-Source, Plateau Central), plus de 3,000 personnes, parmi elles des enfants, ont été expulsées ou refoulées. La plupart d’entre elles avaient été retenues en prison avant d’être amenées à la frontière. Certaines, dont des bébés, sont arrivées déshydratées et en piteux état; * Le 3 février 2003, 50 personnes ont été expulsées de la République Dominicaine par le point frontalier Miguel (Savanette, Plateau Central). La plupart d’entre elles résidaient là-bas depuis plus de cinq(5) ans consécutifs. Parmi elles, se trouvaient plusieurs enfants, une personne de 65 ans qui vivait depuis 40 ans en République Dominicaine et deux (2) autres qui y étaient depuis 18 ans. N’ayant pu rien emporter avant leur départ, ces rapatriés ont donc perdu tous leurs biens; * Le 5 mars 2003, après avoir investi le marché de Neyba, dans le sud de la République Dominicaine, des militaires dominicains ont appréhendé environ 300 personnes à la peau noire. La plupart étaient des descendants d’haïtiens de deuxième et de troisième génération qui n’ont jamais vécu ni visité Haiti. Elles ont été conduites à la forteresse de Neyba. Plusieurs d’entre elles ont été par la suite libérées, sur présentation de leurs cartes d’identité par leurs parents accourus à leur secours. Parmi les personnes arrêtées, 40 ont été expulsées par la frontière Jimani/Malpasse sous prétexte qu’elles sont de nationalité haïtienne. Dans la foulée, les victimes de cette descente de lieu ont perdu toutes les marchandises qui se trouvaient en leur possession. {{{2. Destruction d’équipements de pêche}}}Tout comme en 2002, les pêcheurs haïtiens de la pointe Sud-Est continuent d’être victimes d’exactions de la part des militaires dominicains.Le 5 mars 2003, la Marine Dominicaine a saisi arbitrairement des équipements de pêche d’un groupe de 17 pêcheurs haïtiens qui pêchaient dans la mer, au niveau de Anses-à-Pitres – Pedernales. Plusieurs d’entre eux ont été frappés au moment de l’intervention. Dans le rapport annuel de 2002, le GARR avait signalé les abus dont était victime un autre groupe de pêcheurs de la même région. Aucun dédommagement ne leur a été fourni jusqu’ici et leurs matériels saisis n’ont pas été restitués(voir rapports de violation de droits humains à la frontière haitiano-dominicaine cours de l’année 2002, publié par le GARR).Les victimes de l’opération du 5 mars 2003 souhaitent faire des démarches légales en République Dominicaine afin de récupérer leurs équipements de pêche. {{{3. Assassinats, cadavres et agressions}}}Des cas d’assassinats, de cadavres et d’agressions, enregistrés dans la partie sud et le centre de la frontière haitiano-dominicaine, ont été signalés au GARR au cours du premier trimestre 2003. Assassinat de Nèg BobwenLe 23 mars 2003, vers midi, l’haïtien « Nèg Bobwen » ainsi connu, 30 ans, père de 5 enfants et compagnon de Charite Casnève, a été assassiné à Hondovalle (République Dominicaine). La victime était un travailleur saisonnier qui s’était rendu là-bas pour faire de l’agriculture. Selon le Comité des Droits Humains de Savanette, au cours d’une discussion, des individus, parmi eux un certain « Fètoujou », apparemment de nationalité haïtienne, aurait frappé la victime avec des pierres avant de lui trancher la tête à l’aide d’une machette. Le Monsieur « Fètoujou » a été arrêté par la police dominicaine. Cadavre de Tiroro CinéasLe 22 mars 2003, vers 2 heures P.M., le cadavre du jeune haïtien Tiroro Cinéas a été retrouvé près de la forteresse militaire de Jimani (République Dominicaine), avec des blessures graves à la tête et sur les bras. Le défunt faisait le taxi moto entre Jimani et Malpasse. Selon ses homologues du côté haïtien, il s’agirait d’un assassinat.Les responsables du Département des Homicides et du Département des Affaires Juridiques de Jimani ont déclaré continuer une enquête qui a été ouverte sur le cas. Selon eux, le décès du Tiroro Cinéas serait dû à un accident de circulation à l’issue duquel le chauffeur fautif aurait pris la fuite.Dans le passé, d’autres cadavres d’haïtiens ont été signalés à la frontalière, du côté dominicain. En général, ces cas ne sont pas élucidés par les autorités qui n’effectuent pas d’investigation sérieuse. Les villageois et usagers de la zone frontalière se sentent très affectés face à la répétition de tels cas, qui contribue à faire augmenter leur méfiance par rapport aux dominicains.{{{4. Destruction des jardins de paysans de la Plaine de Maribahoux pour la construction d’une Zone Franche}}} A partir du 18 mars 2003, des tracteurs dominicains ont commencé à procéder à la destruction de nombreux jardins de paysans à Nan Cacao et à Pitobert, deux localités de la plaine agricole de Maribahoux, Nord-Est d’Haïti.Cette opération de destruction a débuté sous la supervision de la déléguée du Département du Nord-Est, Mme Yola Bastien, accompagnée du Consul haïtien à Dajabon, Jean-Baptiste Bien-Aimé, et d’une unité départementale du maintien de l’ordre (UDMO) de la Police Nationale d’Haïti (PNH).Les jardins de maïs, de bananes, d’arachides, de manioc, d’haricots, de malanga, etc. – presque à maturité pour la récolte – ont été détruits pour faire place nette à l’implantation de la zone franche industrielle du Groupe M de l’homme d’affaires dominicain, Fernando Capellan. Dans certains endroits, les exploitations ont été livrées au pillage avant d’être rasées.Les opérations se sont déroulées dans un climat de peur. Quand l’une des premières victimes a voulu protester, elle a été menacée de mort. Les agents de l’UDMO ont imposé une interdiction musclée à toute personne désireuse de tirer des photos ou de filmer le site. Les personnes, connues pour leur opposition au projet de zone franche, n’ont pas été autorisées à s’approcher du terrain. La maison d’un membre du comité de Défense de Pitobert a été perquisitionnée, tandis que son neveu, âgé de 17 ans, a été arrêté à sa place puis incarcéré pendant 4 jours à la prison de Fort-Liberté.Plus d’une cinquantaine de paysans sont victimes de cette opération de destruction à Nan Cacao et à Pitobert. Quelques-uns ont reçu une pitance de 7,500.00 Gourdes par quart de carreau, mais la majorité des victimes ont refusé cette somme qu’elles qualifient de dérisoire. Quant aux métayers, ils n’ont rien reçu comme dédommagements pour leurs jardins détruits.Les victimes veulent engager des poursuites légales contre le gouvernement haïtien. Le juge de paix, requis pour faire le constat des destructions enregistrées dans les plantations, a refusé d’aller dresser le procès-verbal des dégâts occasionnés, sous prétexte qu’il aurait reçu un ordre formel du commissaire du gouvernement de Fort-Liberté l’interdisant de travailler dans cette zone.Aucun acte officiel déclarant ces terres d’utilité publique n’a été publié. La procédure, prévue par les lois haïtiennes concernant l’expropriation pour cause d’utilité publique, n’a pas été non plus respectée. Les agents de la Force Publique, tels les policiers de l’UDMO, dans l’exercice de leurs fonctions, se sont comportés de manière abusive en menaçant la vie des personnes qui s’opposent au projet de zone franche. {{{ 5. Destruction d’un village de migrants à la frontière haitiano-dominicaine}}}Le dimanche 12 janvier 2003, aux environs de 2 : 00 pm, le Ministère de l’Intérieur a fait procéder à la destruction d’un village de migrants, situé à Malpaso, au point frontalier officiel de l’Ouest, Malpasse/Jimani. Accompagnés d‘un tracteur, des policiers de la Compagnie d’Intervention et de Maintien de l’Ordre (CIMO) ont détruit plusieurs maisonnettes qui abritaient des résidents de Malpaso. Ils ont également écrabouillé plusieurs dizaines de sacs de charbon et des marchandises qui se trouvaient stockées dans cet espace. Dans la foulée, plusieurs boutiques en dur et autres installations ont été démolies avec tout leur contenu. Quelques rares maisonnettes en ciment, ainsi que l’église du village, ont été momentanément épargnées. Pour passer la nuit, les résidents de Malpaso, restés sans abris, sans vêtements et sans nourriture, se sont réfugiés dans un hangar, appelé Kay Kongo, qui servait dans le temps de lieu d’embauchage de coupeurs de canne. D’autres ont été accueillis dans l’église de la communauté.Le même jour, aux environs de 11 :00 pm, la police est revenue sur les lieux. Elle a investi le hangar, séparé les femmes et les enfants des hommes. Ces derniers ont été forcés de se battre entre eux et plusieurs ont été malmenés. Onze d’entre eux ont été arrêtés et conduits, à bord d’un véhicule, au Commissariat de Malpasse, laissant leurs familles dans l’angoisse. De ce groupe, quatre ont été choisis pour être emmenés en direction de Port-au-Prince. Sur le chemin, au niveau de Fonds-Parisien, ils ont été forcés de dégager la chaussée jonchée de carcasses de véhicules et de débris de pneus. Ces malheureux ont été menacés d’exécution et n’ont eu la vie sauve que sur intervention d’une personne qui a plaidé en leur faveur. Avant le lever du jour, ils ont été ramenés à la frontière. La plupart des victimes sont des personnes expulsées de la République Dominicaine, au cours des vagues successives de rapatriements qui avaient eu lieu depuis 1991. D’autres sont des migrants provenant des communes limitrophes de la frontière. Une évaluation de GARR a fait état d’une soixantaine de familles victimes, parmi elles 154 enfants. De grosses pertes matérielles et financières ont été enregistrées lors de cette opération, sans compter les traumatismes psychologiques subis par cette population déjà très vulnérable.Cette opération contre Malpaso a été menée dans un contexte de conflit entre deux autres villages(Ganthier et Fonds-Parisien), situés non loin de la frontière Jimani/Malpasse, lequel conflit avait occasionné des morts, de nombreux blessés et des pertes matérielles importantes.L’intervention du 12 janvier 2003 du Ministère de l’Intérieur à Malpaso est brutale et arbitraire, et ne respecte pas la Convention Américaine relative aux Droits de l’Homme adoptée le 22 novembre 1969 et ratifiée par Haïti le 27 septembre 1977. Elle viole la vie privée, la vie familiale et le domicile de personnes déjà pauvres s’efforçant de survivre.Aucune procédure en justice n’a été entamée par les victimes. Le GARR avait informé le Bureau de Protection du Citoyen de ces événements ainsi que plusieurs institutions nationales et internationales.Le GARR avait demandé aux Ministères compétents de fournir une aide d’urgence pour les nombreuses victimes, dont des enfants en bas âge. Deux réunions ont été tenues avec les autorités, mais aucun dédommagement n’a jusqu’ici été donné. Entre-temps, la situation de ces sans abris risque de devenir plus critique avec la saison pluvieuse. {{{Analyse et Conclusion}}}Les échanges de tout genre sont en nette augmentation à la frontière haitiano-dominicaine. Faute de politique claire, d’encadrement et d’une présence organisée de l’Etat haïtien, les abus ont tendance à s’amplifier. Les deux Etats font aussi preuve de dénégation de justice en ne mettant pas en mouvement l’action publique contre les fonctionnaires et autres individus qui commettent ces abus.Le GARR constate que les Etats haïtien et dominicain agissent à la frontière sans tenir compte de l’histoire, de la réalité et de la vulnérabilité de certains groupes sociaux. Les interventions arbitraires des autorités haïtiennes au village de Malpaso et dans la pleine de Maribahoux dans le Nord-est d’Haïti violent les droits économiques, sociaux et culturels des groupes concernés. Les beaux discours et les projets binationaux, s’ils renseignent sur la volonté déclarée des deux pays de construire de nouvelles relations, ne peuvent pas néanmoins gommer les abus qui ont cours quotidiennement dans les échanges, comme les rapatriements massifs et arbitraires, les extorsions, les destructions de biens, etc.Le respect des droits fondamentaux de la personne est donc une condition sine qua non pour l’amélioration des relations sur l’île. Aucun projet à la frontière n’est viable, s’il se réalise dans la violence, l’atteinte à la vie et dans la négation totale des droits des personnes.Pour que les interventions d’aujourd’hui soient porteuses d’avenir et de paix, le GARR convie les autorités haïtiennes, dominicaines et toutes les organisations nationales et internationales désireuses d’investir à la frontière, à faire du respect des droits humains un volet transversal important de leurs projets.Colette Lespinasse et Seppe Brantegem, GARR.
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